L’actualité de Renan et le problème
de sa récupération
Depuis 1960, on dénote un regain d’intérêt certain
pour la pensée et l’œuvre de Renan. Ce résultat est d’abord
le fruit d’un travail en profondeur de quelques renaniens éminents
comme Henriette Psichari et Jean Pommier, aujourd’hui disparus, et Jean
Gaulmier. Il est aussi la conséquence du changement d’attitude de
l’Église catholique qui, d’une hostilité ouverte, est peu
à peu revenue à un esprit de plus grande tolérance.
Il est dû enfin au caractère de jeunesse et d’actualité
tout à fait étonnant que conservent la pensée et le
style de Renan.
La perspicacité de Renan
Si Renan revenait parmi nous, il ne serait qu’à moitié
étonné par le spectacle du monde d’aujourd’hui. Un bon nombre
de ses prédictions se sont en effet réalisées.
Dès 1860, il avait annoncé que le conflit entre la science
et la foi ne pouvait aller qu’en s’aggravant. Les grandes religions, en
particulier le catholicisme et l’islam, figées dans leur immobilisme,
auraient les pires difficultés à s’adapter aux exigences
du monde moderne. Renan ne voyait pour elles que deux chances de survie:
ou le repliement sur soi, ce qui supposait un retour au dogmatisme, mais
au risque de perdre de plus en plus de fidèles; ou une large ouverture
sur le monde, impliquant des concessions de plus en plus grandes au modernisme,
mais au risque de perdre son identité.
La décolonisation et le partage du monde entre deux grandes
puissances n’auraient pas surpris davantage Renan. C’est dans la période
1880-1900 que l’Europe atteignit son apogée: elle dominait le monde
par ses écrivains et savants, par ses inventions, par ses empires
coloniaux. Si Renan estima que la colonisation fut une nécessité
à une époque donnée, résultant à la
fois de la rivalité entre les grandes nations maritimes et de la
révolution industrielle, il n’en était pas moins convaincu
que la décolonisation était un phénomène inéluctable,
l’histoire n’offrant aucun exemple de colonie restée pour toujours
sous la tutelle d’une métropole. En 1869, Renan, en véritable
prophète, annonçait que l’Algérie se séparerait
un jour de la France comme l’Amérique s’était séparée
de l’Angleterre.
«Cette façon de se séparer du tronc comme une bouture
portant en elle son germe de vie est le principe éternel de la colonisation.»
Le message de Renan était donc clair: la décolonisation
étant inévitable, il fallait s’y préparer et ne pas
commettre l’erreur de vouloir s’y opposer par la force!
Dès le xixe siècle, Renan, à la suite de Tocqueville,
avait prédit l’avènement de deux grandes puissances qui menaceraient
un jour l’indépendance de l’Europe. Les États-Unis et la
Russie. C’est pourquoi, le partage du monde de 1945 à 1990 entre
deux superpuissances, entre deux blocs rivaux, était en quelque
sorte une logique des choses.
Les États-Unis, en 1870, étaient tout occupés
à se relever de la guerre de Sécession. Renan les considérait
comme un pays jeune, n’ayant ni histoire ni aristocratie, et, de ce fait,
possédant un dynamisme hors du commun grâce à une liberté
totale d’entreprise.
La Russie, quant à elle, restait pour Renan davantage une puissance
asiatique qu’européenne.
Devant la montée de ces deux nations, il était urgent
d’organiser l’Europe. Renan voulut y contribuer et on peut dire qu’il eut
en réalité deux patries inséparables l’une de l’autre:
la France et l’Europe. Le désastre de 1870 marqua profondément
Renan: la découverte brutale de l’existence d’une Allemagne barbare
lui fit craindre en effet le début d’un déclin irrémédiable
à la fois de la France et de l’Europe civilisée. Il accusa
en particulier l’Allemagne d’avoir inauguré en Europe les guerres
de races, «des guerres zoologiques» en faisant triompher la
force brutale sur le droit.
«Une seule force sera capable de réparer le mal que l’orgueil
féodal, le patriotisme exagéré, l’excès de
pouvoir personnel… ont fait en cette circonstance à la civilisation;
cette force est l’Europe.»
Mais que faut-il entendre par ce terme? Renan était très
conscient de l’inexistence de l’Europe sur le plan politique. Elle n’était
qu’une mosaïque d’États rivaux et ne restait donc qu’une simple
expression géographique. C’était précisément
cet état de choses qu’il fallait changer: sur un ton solennel. Renan
conjura les Européens de cesser leurs luttes fratricides pour se
lancer dans l’exploration de la matière et du reste du monde.
En 1870, dans le but de sauvegarder l’Alsace-Lorraine et de préserver
à tout prix l’équilibre européen, Renan souhaita ouvertement
l’intervention de quelques États, en particulier de l’Angleterre,
il reprit même à son compte une idée vieille déjà
d’un demi-siècle, à savoir la nécessité d’organiser
«les États-Unis d’Europe».
À coup sûr, Renan ne songeait pas à une organisation
de l’Europe calquée sur celle de l’Amérique, les conditions
de vie étant trop différentes entre l’ancien et le nouveau
continent: l’expression «États-Unis d’Europe» signifiait
pour lui une association d’États conservant leur souveraineté
et leur indépendance, mais unis par des liens économiques
et culturels et d’accord en particulier sur l’existence d’un organisme
international destiné à régler les conflits à
l’amiable, ou mieux à les prévenir. C’était, selon
Jean Pommier, une sorte de sdn avant la lettre.
Certes, l’idée de Renan d’envisager la supranationalité
au moment où triomphaient les nationalismes les plus étroits
avait toutes les chances de demeurer un vœu pieux. Mais ne peut-on dire
que ce qui était un rêve à l’époque de Renan
est en partie devenu réalité avec la naissance de la Communauté
économique européenne? Et en prônant dès 1871
la nécessaire réconciliation entre la France et l’Allemagne,
n’y a-t-il pas apporté lui-même une contribution de première
importance?
L’idéal de Renan de voir une France forte se réaliser
dans une Europe forte posait directement le problème des institutions
de notre pays. Renan n’était pas loin de penser que ses compatriotes
étaient ingouvernables: dès lors, quel système adopter?
qui serait le plus capable de modérer le tempérament frondeur
et frivole des Français, de remédier à leur fâcheux
esprit de division?
L’espérance constante de Renan fut de voir en France l’autorité
exercée par un État à la fois fort et libéral.
On peut dire que les lois de 1958 et de 1982, en décidant un nouveau
partage des compétences entre l’État et les collectivités
locales, lui ont en grande partie donné raison.
La Ve République, créée en 1958, a eu le mérite
de confier le pouvoir à un homme désormais pleinement responsable,
de renforcer l’exécutif et de permettre ainsi à l’État
restauré de se consacrer aux problèmes vitaux de la nation.
Habilement, la nouvelle Constitution a su allier l’héritage de la
monarchie à celui de la république. La décentralisation,
si ardemment réclamée par Renan, est en route depuis 1982:
en laissant aux collectivités locales le soin de gérer les
intérêts les plus quotidiens de la population, elle devrait
permettre de diminuer l’hégémonie parisienne et de donner
aux provinces un nouveau souffle de vie. On doit dire que, dans l’esprit
de Renan, la décentralisation restait la forme de démocratie
la plus accessible au peuple et donc la moins contestable. Il n’est pas
exagéré de dire que l’idée centrale du livre si célèbre
de J.-F.Gravier, Paris et le désert français (1947), constituait
déjà l’un des thèmes favoris de Renan.
Plusieurs auteurs, à juste titre, ont évoqué la
sagesse de Renan. Philosophe du devenir et du relativisme, Renan fut aussi
celui de la modération et de la recherche du juste milieu, le rejet
des positions extrêmes restant chez lui une constante. La fin du
xxe siècle qui rappelle étrangement celle du siècle
précédent montre à l’évidence que le problème
majeur de notre temps demeure celui de la morale. Le message de Renan,
en dénonçant l’égoïsme comme le fondement même
du matérialisme, en prêchant le désintéressement
et le dépassement continu de soi-même, en exaltant le progrès
de la science à condition qu’il soit au service de l’homme, peut
aider le monde d’aujourd’hui à sortir de son désarroi.
À l’exemple de Marc-Aurèle, Renan considère que
l’homme véritable est celui qui préfère l’idéal
de la famille à lui-même, celui de la patrie à la famille,
celui de l’humanité à la patrie…
L’influence de Renan
Le monde catholique, jusqu’à une époque récente,
est demeuré très hostile à Renan. Des écrivains
tels que Brunetière, Léon Bloy, Claudel, Bernanos ou Mauriac
n’ont pas hésité à le qualifier tour à tour
d’impie, d’apostat et de renégat. Ils voyaient en lui l’un des pères
du modernisme, l’ancêtre direct de Loisy, dont la pensée était
la négation même de l’autorité de l’Église.
L’essai de catholicisme libéral dû à Lamennais
connut un rapide échec. Renan n’en fut pas étonné
tant il était convaincu de l’incompatibilité entre le catholicisme
et la liberté, c’est une des raisons qui expliquent la place de
Renan dans l’idéologie radicale. L’héritage spirituel de
la politique de Renan, dans la période 1890-1930 en particulier,
a été revendiqué aussi bien par la droite que par
la gauche, mais pour des raisons très différentes. Nul ne
l’a mieux dit que Bernanos:
«Le buste de Brutus s’érige en face de celui de César:
une moitié de Renan figure au Panthéon révolutionnaire
tandis que le Panthéon réactionnaire a recueilli pieusement
l’autre moitié…
«Les deux France, la France de droite et la France de gauche,
adorent le même dieu sans le savoir.»
La gauche a vu avant tout en Renan l’auteur de la Vie de Jésus
qui, en 1863, porta un coup sans précédent à la puissance
du clergé et du parti clérical, principales forces de soutien
du régime autoritaire de Napoléon III comme du pouvoir absolu
du pape.
Les républicains tels que Jules Simon, Jules Ferry, Clemenceau,
Jaurès, Combes, Anatole France, ont toujours su gré à
Renan d’avoir été l’un des premiers à réclamer
la séparation de l’Église et de l’État, et d’avoir
montré que la laïcité de l’État était
une condition de la liberté. On peut, sans aucun doute, parler de
l’anticléricalisme de Renan. Dans un article célèbre
publié en 1848 et intitulé «Du libéralisme clérical»,
il dénonça avec vigueur la duplicité du clergé,
toujours assez habile pour se mettre du côté du plus fort,
ainsi que sa prétention de vouloir régenter l’ordre civil.
Mais l’anticléricalisme de Renan reste modéré
et sûr de lui. Il ne pratique jamais l’invective, préférant
combattre l’adversaire par l’argument scientifique que par l’ironie facile
à la mode de Voltaire.
La droite, de son côté, s’est inspirée essentiellement
de La Réforme intellectuelle et morale de la France pour affirmer
que Renan était l’un des siens. Elle retrouvait chez celui-ci des
thèmes familiers, en particulier la très nette priorité
donnée à la liberté sur l’égalité, l’exigence
d’un exécutif fort et stable, un sens élevé de la
famille, une méfiance envers l’héritage de 1789, c’est-à-dire
envers la démocratie.
Maurras, dans sa lutte pour abattre la république et rétablir
la monarchie, exploita au maximum les idées et le style de Renan,
en ayant parfois tendance à les soustraire de leur contexte. En
tout cas, il ne tint pas suffisamment compte de l’évolution politique
de Renan à partir des années 1875.
Bainville, royaliste lui aussi, a maintes fois cité Renan. En
1920, il fit état de sa célèbre prédiction
de 1871, à savoir que le nationalisme allemand allait inévitablement
susciter le réveil des nationalismes slaves et qu’un jour les hordes
asiatiques déferleraient sur l’Allemagne.
Barrès avoua lui-même être le fils spirituel de
Renan. Il admirait en particulier sa définition de la nation, fondée
sur le sentiment, c’est-à-dire sur l’amour de la terre natale et
le culte des morts. En 1920, Barrès prodigua à la France
victorieuse des conseils directement inspirés de ceux de Renan en
1871.
L’éminent homme d’État que fut Poincaré retint
le conseil de Renan «de favoriser par tous les moyens les ambitions
russes» afin de donner un coup d’arrêt à l’impérialisme
allemand. Revenu au pouvoir en 1923 et ayant pour objectif de rassembler
tous les Français, il désigna à plusieurs reprises
Renan comme un symbole d’union entre la droite et la gauche.
Lyautey, de son propre aveu, avait appris à connaître
l’Islam à travers les leçons de Renan. Véritable militaire-philosophe,
il ne concevait l’action politique qu’appuyée sur la psychologie;
le succès qu’il obtint au Maroc s’explique avant tout par une politique
de tolérance, de parfait respect des coutumes et de la religion
des indigènes. Enfin, à l’exemple de Renan, Lyautey était
convaincu que la colonisation n’était pas éternelle et que
l’heure de l’émancipation des peuples colonisés allait bientôt
sonner…
Le grand homme d’État que fut le Général de Gaulle
avait lu plusieurs ouvrages de Renan, en particulier La Réforme
intellectuelle et morale. Il est très probable qu’aux heures tragiques
de 1940, Charles de Gaulle, réfugié à Londres, ait
relu ce livre célèbre qui fut rédigé dans des
circonstances aussi dramatiques:
«On ne peut s’empêcher de croire, écrivait J.-F.Revel
en 1967, que de Gaulle, comme tous les conservateurs cultivés de
sa génération, a médité La Réforme de
Renan non seulement dans son contenu mais dans ses formules et son style.»