Du rôle de l’État
L’État, personne morale et collective, «expression juridique de la nation», est essentiellement une idée romaine. Celle-ci, disparue quelque temps à la suite des invasions barbares, fut sauvegardée grâce à l’Église, puis remise en vigueur par les capétiens dans le but d’asseoir leur pouvoir contre les féodaux. Renan a connu l’État libéral et l’État autoritaire, l’État monarchique et l’État républicain, mais n’a connu ni l’État providence ni, bien sûr, l’État totalitaire.

Un État fort et libéral

L’État-gendarme est l’expression de l’État dans sa fonction la plus élémentaire qui est d’assurer la protection des personnes et des biens. Il se contente en effet de rendre la justice, de maintenir l’ordre et la liberté, de garantir la sécurité. Le plus difficile a toujours été de concilier l’ordre et la liberté: on sait en effet qu’il ne peut y avoir de liberté dans l’anarchie ni sous l’oppression d’une puissance étrangère.
L’idéal de Renan, exprimé surtout après la crise de 1848, a été un État fort au sommet, capable d’assurer l’ordre intérieur et la sécurité extérieure, ce qui supposait un pouvoir exécutif supérieur au pouvoir législatif; mais en même temps libéral à la base, c’est-à-dire laissant aux citoyens le maximum d’initiative pour gérer eux-mêmes leurs propres affaires. On le voit, Renan plaide pour une décentralisation à l’exemple de tous les grands libéraux de son époque.
«Le premier article de notre foi politique, écrit Renan, c’est la liberté, et la liberté signifie pour nous abstention de l’État en tout ce qui n’est pas intérêt social immédiat.»
Renan resta longtemps partisan de la monarchie constitutionnelle car c’était le système qui répondait le mieux à son idéal: le roi, chef de l’exécutif, restait en dehors des partis politiques et était assuré de la durée et de la stabilité; le parlement, de son côté, constitué de représentants de la nation, était le garant des libertés.
Renan a sévèrement dénoncé les abus de la centralisation qu’il appelait couramment «l’Administration». Celle-ci était constituée de bureaucrates («les ronds de cuir» de Courteline), gens en général médiocres et prétentieux qui passaient le principal de leur temps à rédiger des rapports, à édifier des règlements dont le résultat était d’entraver les libertés du citoyen.

Les impératifs d’un État moderne

Dès les années 1830, beaucoup de Français réalisent que l’État-gendarme n’est plus adapté à la vie moderne. Avec le progrès, des problèmes nouveaux apparaissent devant lesquels l’État ne peut rester indifférent, d’autant plus que l’Église, après la confiscation de ses biens, avait été contrainte d’abandonner une grande partie de ses charges sociales.
On assiste ainsi à une croissance régulière, en douceur – on pourrait même dire sournoise –, de l’intervention de l’État dans des domaines inédits tels que l’hygiène publique et la prévention des épidémies; la lutte contre la délinquance juvénile dans les grandes villes; les travaux publics, en particulier les transports avec la mise en place du réseau ferré (il ne faut pas oublier que l’État est le seul à pouvoir exproprier); enfin l’instruction publique reste à organiser.
Renan avait constaté que, même sous un régime très libéral comme celui de Louis-Philippe – et plus tard sous l’empire dit libéral (1860-1870) – l’intervention de l’État n’avait fait que se développer:
«L’État, en janvier 1848, était bien plus chargé de fonctions qu’en juin 1830. Les progrès du budget durant ces dix-huit années le prouvent. Or, tout progrès du budget correspond à quelque diminution de liberté .»
Renan pouvait ainsi préciser le rôle de l’État comme étant «le droit d’intervenir en tout ce qui concerne l’intérêt social immédiat», le libéralisme pur ne suffit plus. Renan est désormais partisan «d’un libéralisme avancé», système qui admet une intervention plus ou moins forte de l’État pour mieux protéger les libertés du citoyen.
«Liberté et ordre public ne suffisent plus. Il faut l’égalité dans toute la mesure du possible. Il faut qu’il n’y ait plus de déshérités ni dans l’ordre de l’intelligence ni dans l’ordre politique. L’inintelligence des libéraux me fait peine; elle ressemble à l’aveuglement volontaire des privilégiés qui ne veulent rien lâcher de ce qu’ils possèdent et préparent ainsi d’épouvantables catastrophes.»
Le premier devoir de l’État est de réformer la justice. La justice traditionnelle, purement répressive, avec ses hommes en toge noire prononçant des sanctions, est largement dépassée: les violences de 1848 ont ouvert les yeux à beaucoup de Français qui sont désormais persuadés qu’il vaut mieux prévenir que guérir!
Pour éviter le retour de telles atrocités, il faut s’attaquer à la racine même du mal, autrement dit faire reculer la pauvreté et le chômage, mettre fin à la misère noire de la classe ouvrière victime à la fois de l’abus du capitalisme libéral et du décollage économique. Les rapports de police de l’époque montrent en effet que la majorité des délits, des vols et même des crimes est due au désespoir des pauvres gens.
À l’avenir, la justice devra être préventive et surtout être l’affaire de tout le monde. Elle ne devra plus concerner seulement l’appareil judiciaire, mais encore l’État, l’Église, l’école, les municipalités, les associations privées… Cette nouvelle justice devra viser à une meilleure répartition des richesses, à mettre en place un véritable traitement social du paupérisme, à s’occuper enfin sérieusement d’une réinsertion des anciens condamnés !
Le recul de la misère et de la pauvreté était étroitement lié à la politique des salaires. Renan se montra surtout choqué par le travail des femmes et des enfants qu’il qualifia un jour de «honte du siècle»; mais il était évident qu’on ne pourrait y remédier tant que le salaire versé au chef de famille resterait trop bas! Renan était donc bien d’accord avec son ami Jules Simon lorsque celui-ci demanda à l’État le vote de lois, sinon interdisant du moins réglementant sévèrement le travail des femmes et des enfants et obligeant les patrons à verser à leurs ouvriers un salaire minimum !
Mais la grande question était de savoir si l’on pouvait concilier le capitalisme libéral avec une intervention sociale de l’État !

Réforme de la justice et instruction élémentaire allaient de pair. Au xixe siècle, on entendait dire fréquemment qu’«ouvrir une école c’était fermer une prison». Cette formule ne pouvait que satisfaire Renan qui réclamait dès 1848 une instruction élémentaire généralisée; l’instruction est une des conditions même de la liberté: comment un homme qui ne sait ni lire ni écrire peut-il être libre?
Dans le domaine de l’instruction, le premier rôle revient de toute évidence à l’État et Renan avoue «ne connaître aucun libéral qui réclame la suppression du ministère de l’Instruction publique». Mais Renan fait une distinction entre éducation et instruction. L’éducation est avant tout l’affaire de la mère de famille qui est la mieux placée pour inculquer le savoir-vivre, la politesse, l’hygiène, la morale; par contre, l’instruction, c’est-à-dire la transmission des connaissances, regarde en premier lieu l’État. C’est l’État qui doit former les maîtres, fixer les programmes et décerner les diplômes. Ainsi, l’instruction doit être dispensée dans les écoles de l’État, mais peut l’être également dans les écoles privées suivant le gré des familles.
On doit noter que, pour son époque, Renan a déjà une position d’avant-garde car il considère l’instruction des filles comme aussi importante que celle des garçons et souhaite qu’elle soit donnée de préférence dans des externats mixtes.
Le xixe siècle eut le mérite d’organiser graduellement l’instruction publique grâce aux lois Guizot (1833), Duruy (1865) et surtout Jules Ferry (1882). On doit noter tout de même que, douze ans avant la loi Ferry, Renan évoquait les trois problèmes principaux qui se posaient à la généralisation de l’enseignement, à savoir la gratuité, la laïcité et l’obligation. Renan, d’emblée, est pour la gratuité de l’école primaire car le pauvre doit pouvoir faire instruire ses enfants comme le riche, «il faut que le père qui ne donne pas l’instruction à son fils soit inexcusable». De même, Renan est pour la laïcité dans les écoles de l’État dont la vocation est de recevoir les enfants de toutes confessions allant jusqu’à parler de «la nécessaire expulsion de l’ingérence cléricale dans l’éducation». Mais Renan est hostile à l’obligation, car celle-ci suppose une sanction pénale pour le père qui n’enverrait pas son enfant à l’école. Il estime qu’une obligation morale suffit.
Après l’école, c’est la science qui doit être l’une des premières préoccupations de l’État moderne. Une nation qui n’a pas de savants est vouée au déclin. «La science, avait dit Renan, est la religion de l’avenir»; et encore: «Il n’y a plus qu’un seul dogme, celui du progrès.»
À l’avenir, le gouvernement d’un pays, au vu de la complexité de plus en plus grande des problèmes, en particulier économiques, sera une affaire de spécialistes, voire de scientifiques. Il en sera de même de la guerre.
«Tout ce que l’État accordait autrefois à l’exercice religieux reviendra de droit à la science, seule religion définitive. Il n’y aura plus de budget des cultes, mais il y aura budget de la science, budget des arts.»
La phrase prononcée par le juge Coffinhal le 7 mai 1794 lors du procès de Lavoisier, «la République n’a pas besoin de savants», était parfaitement stupide aux yeux de Renan qui écrivit au contraire:
«L’État a un intérêt de premier ordre à posséder des savants dans les sciences physiques et mathématiques. Ces sciences ont amené et amèneront encore des révolutions capitales dans la guerre, l’industrie, le commerce et l’administration.»
C’est à l’État que revient naturellement le premier rôle de la promotion de la science: les associations privées peuvent certes apporter leur contribution, mais elles ne suffisent pas. L’État doit créer des laboratoires, former les chercheurs, payer les professeurs, subventionner les campagnes de fouilles, etc.
«Que l’État ait le devoir de patronner la science, comme l’art, c’est ce qui ne saurait être contesté… L’État doit donc à la science des observatoires, des bibliothèques, des établissements scientifiques. Les individus ne pourraient seuls entreprendre et publier certains travaux: l’État leur doit des subventions. Certaines branches de la science ne sauraient procurer à ceux qui les cultivent le nécessaire de la vie: l’État doit, sous une forme ou sous une autre, offrir aux travailleurs méritants les moyens nécessaires pour continuer leurs travaux…»
Mais, pour Renan, il ne saurait y avoir de science sans liberté. Le savant doit disposer d’une liberté totale de mouvement, de recherche, d’investigation et surtout il doit pouvoir tirer les conclusions de ses travaux avec une totale indépendance d’esprit, en dehors de toute pression, qu’elle soit d’ordre religieux ou politique.

( retour...)
 

Ernest Renan
 

Extraits du livre
 

Bon de commande