L’anarchie du Directoire avait rendu prévisible le retour de
la monarchie, ce qui d’ailleurs correspondait à l’aspiration de
la majorité des Français. La question était de savoir
qui serait le prochain monarque? Serait-ce le comte de Provence qui avait
pris le nom de Louis XVIII en 1795? Mais celui-ci, par sa maladroite déclaration
de Vérone (24 juin 1795) où il avait affirmé son intention
de rétablir l’Ancien Régime, avait en réalité
perdu toutes ses chances de revenir sur le trône.
C’est pourquoi Renan, quand il affirme «que la Restauration était
possible en France, dans de bonnes conditions, en 1796 et 1797»,
commet une erreur historique tant il était évident que les
Français n’accepteraient jamais le retour intégral du passé…
Les guerres de la République contre l’Europe avaient donné
du prestige aux généraux: pour tout le monde, l’homme fort
du moment était le général Bonaparte, dont l’ambition
n’échappait à personne. Après le 18 brumaire, celui-ci
avait nettement laissé entendre que s’il rétablissait la
monarchie, ce serait en sa propre faveur uniquement.
Le 7 septembre 1800, Louis XVIII écrivit de son lieu d’exil
au général Bonaparte pour le prier de rétablir la
royauté en France, à l’exemple du général Monk
après la mort de Cromwell. Bonaparte, dans une lettre brève
et sèche, lui répondit par une fin de non-recevoir:
«J’ai bien reçu, Monsieur, votre lettre; je vous remercie
des choses honnêtes que vous m’y dites. Vous ne devez pas souhaiter
votre retour en France: il vous faudrait marcher sur cent mille cadavres…
Sacrifiez votre intérêt au repos et au bonheur de la France:
l’histoire vous en tiendra compte. Je ne suis pas insensible aux malheurs
de votre famille. Je contribuerai avec plaisir à la douceur et à
la tranquillité de votre retraite…»
Le nouveau pouvoir était un véritable césarisme,
autrement dit un pouvoir personnel très fort, fondé sur l’armée
tout en prétendant tirer sa légitimité du peuple.
Bonaparte apparaissait comme le sauveur de la nation, comme le vrai continuateur
à la fois de l’Ancien Régime et de la Révolution.
Le plus urgent était de remettre sur pied une économie
et une société en complète décomposition. La
reconstruction du pays se fit sous le signe du droit romain ressuscité
impliquant en particulier un État autoritaire très puissant,
«un vrai géant» intervenant pratiquement dans tous les
domaines, une centralisation réorganisée et renforcée,
un code civil réglementant en grande partie la vie quotidienne des
gens, enfin, grâce à la création de l’université
et des lycées, une jeunesse solidement encadrée et même
endoctrinée.
Le tout se traduisit, selon Renan, par le triomphe complet de l’administration
et du principe d’égalité et par la disparition des libertés
fondamentales. L’opposition, composée surtout de brillants intellectuels
comme Chateaubriand et Mme de Staël, fut contrainte soit de se taire
soit de s’exiler. L’enseignement, dont dépendait l’avenir même
de la nation, fut organisé sur le modèle d’une caserne, ne
laissant aucune place à l’expression personnelle, à l’initiative
privée.
«L’uniformité, écrit Renan, a étouffé
la liberté et la vie; l’égalité absolue, c’est le
souffle de la mort… Des deux devises de la Révolution française,
la liberté et l’égalité, Napoléon n’a eu égard
dans ses créations qu’à la seconde»
Renan fait une nette différence entre le Consulat (1800-1804)
et l’Empire (1804-1815), autrement dit entre l’œuvre du général
Bonaparte qu’il juge largement positive et celle de l’empereur Napoléon
qu’il considère comme «globalement négative».
Le principal titre de gloire du premier consul fut d’avoir rétabli
la paix civile et religieuse, mettant ainsi fin à la politique absurde
de la Terreur et du Directoire. La signature du concordat en 1801 était
une nécessité du moment. C’est pourquoi Renan déclare
«l’admirer historiquement» tout en dénonçant
le caractère trop administratif des articles organiques dont le
but était de renforcer l’emprise de l’État sur l’Église.
«La France est fière de son concordat, écrit Renan;
et en effet, le concordat est bien le dernier mot de la Révolution
dans l’ordre religieux comme le code civil est son dernier mot dans l’ordre
politique…»
En réalité, le concordat aboutit à renforcer considérablement
le pouvoir du pape dans l’Église et celui de l’évêque
dans son diocèse. De la sorte, on peut dire que c’est Napoléon
qui a tué le gallicanisme. Mais, aux yeux de Renan, le concordat
ne pouvait être qu’une solution provisoire: le budget des cultes
en particulier était un moyen de pression sur le clergé et
restait contraire à la laïcité de l’État. Dès
1848, Renan mena un combat sans merci pour obtenir la séparation
de l’Église et de l’État.