Le positivisme renanien

Objectif et méthode du positivisme

En 1830, A.Comte estimait être en mesure de proclamer l’avènement de l’âge positif, c’est-à-dire que grâce aux avancées de la science, de pouvoir rechercher les lois régissant les sociétés humaines. D’ailleurs, à la même date, il créait la sociologie qu’il baptisait «physique sociale».
Le but du positivisme était d’étudier le monde extérieur, sensible, en ne tenant compte que des faits et phénomènes observés, analysés et mesurés par l’expérience aidée de la raison. Mais deux domaines étaient déclarés exclus de ce champ de recherche: d’abord le monde subjectif, c’est-à-dire tout ce qui touche à la vie intime des êtres et par le fait même tout ce qui a trait à la conscience humaine; puis tout ce qui concerne Dieu, son existence, sa nature, ses relations avec le monde visible, que l’on appelle communément la Transcendance. Les positivistes ne niaient pas l’existence de Dieu, ils disaient simplement: «Dieu reste pour nous du domaine de l’inconnaissable.»
A.Comte écrivait d’ailleurs dans son Cours de philosophie positive:
«Dans l’état positif, l’esprit humain reconnaissant l’impossibilité d’obtenir des notions absolues renonce à chercher l’origine et la destination de l’univers et à connaître les causes intimes des phénomènes, pour s’attacher uniquement à découvrir, par l’usage bien combiné du raisonnement et de l’observation, leurs lois effectives, c’est-à-dire leurs relations invariables de succession et de similitude…»
Ainsi, le positivisme proclamait ouvertement que la principale source des connaissances humaines était l’expérience, aidée il est vrai d’une auxiliaire indispensable, la raison. La science ne devait prendre en compte que les faits et phénomènes constatés et vérifiés à partir de l’expérience.
Les positivistes voulaient appliquer aux sciences humaines, en particulier à l’histoire et à la sociologie, la même démarche que les physiciens, chimistes, biologistes appliquaient aux sciences de la nature: observation rigoureuse des faits, analyse, hypothèse, expérimentation, découverte de lois. Mais une différence fondamentale a toujours subsisté entre un historien et un physicien ou un chimiste. Alors que ces derniers peuvent multiplier les expériences à leur gré, l’historien ne peut pas refaire le passé et pour approcher le plus possible de la vérité historique, il est contraint de formuler plusieurs hypothèses en laissant au lecteur la liberté d’adopter la plus vraisemblable. C’est ce que Renan dit excellemment dans l’introduction à son livre sur Les Apôtres.
«Je répéterai encore, en tête de ce livre, ce que j’ai dit au commencement de ma Vie de Jésus. Dans des histoires comme celles-ci, où l’ensemble seul est certain, et où presque tous les détails prêtent plus ou moins au doute, par suite du caractère légendaire des documents, l’hypothèse est indispensable. Sur les époques dont nous ne savons rien, il n’y a pas d’hypothèse à faire. Envisager de reproduire tel groupe de la statuaire antique, qui a certainement existé, mais dont nous n’avons aucun débris, et sur lequel nous ne possédons aucun renseignement écrit, est une œuvre tout arbitraire. Mais tenter de recomposer les frontons du Parthénon avec ce qui reste, en s’aidant des textes anciens, des dessins faits au xviie siècle, de tous les renseignements, en un mot, en s’inspirant du style, de ces inimitables morceaux, en tâchant d’en saisir l’âme et la vie, quoi de plus légitime? Il ne faut pas dire après cela qu’on a retrouvé l’œuvre du sculpteur antique; mais on a fait ce qu’on pouvait pour en approcher. Un tel procédé est d’autant plus légitime en histoire que le langage permet les formes dubitatives que le marbre n’admet pas. Rien n’empêche même de proposer le choix au lecteur entre diverses suppositions. La conscience de l’écrivain doit être tranquille, dès qu’il a présenté comme certain ce qui est certain, comme probable ce qui est probable, comme possible ce qui est possible. Dans les parties où le pied glisse entre l’histoire et la légende, c’est l’effet général seul qu’il faut poursuivre.»

Le positivisme de Renan: principes fondamentaux

Au contraire de Taine, Renan n’eut pas de système philosophique comme l’a bien dit Melchior de Vogüe:
«Renan n’a pas laissé de système, c’est-à-dire un de ces moules de fer où le métaphysicien, qu’il soit Spinoza, Kant ou Hegel, s’efforce d’enfermer l’univers…
«Renan fut l’homme le moins soucieux de construire un système, mais il eut une doctrine et une méthode.»
Par contre, il eut quelques principes de base, empruntés au positivisme, et sur lesquels il n’est jamais revenu: la liberté, la croyance au progrès humain, l’expérience et la raison comme source de la connaissance, le rejet du surnaturel, enfin la foi en l’évolution et en une philosophie du devenir.

Importance du milieu physique

Tout en refusant de verser dans le déterminisme, Renan reconnaît la nécessité d’accorder une place légitime et non négligeable à l’influence du milieu naturel sur le comportement des individus.
Ainsi, avant d’écrire la Vie de Jésus, Renan voulut visiter la Palestine, étant persuadé que seule l’observation directe du pays, des paysages, de modes de vie qui furent familiers au Christ, la couleur locale pour tout dire, permettait de faire une reconstitution authentique. Il qualifia d’ailleurs de «cinquième évangile» cette vision des lieux où avait vécu son héros!
De la même façon, le contexte historique est indispensable à connaître. Par exemple, comment peut-on comprendre la vie de Jésus, son procès, sa mort si l’on fait abstraction de l’occupation romaine?

Une liberté totale de recherche et de critique

L’historien, comme tout autre savant, doit disposer d’une liberté d’action totale, c’est-à-dire de réunir les documents, de les critiquer, de les comparer, enfin de tirer les conclusions qui s’imposent, et cela sans entrave d’aucune sorte. On a constaté qu’un État qui impose une doctrine officielle a un rôle aussi négatif qu’une Église qui impose ses dogmes! Les livres saints tels que la Bible ou le Coran doivent être soumis à la critique comme les livres profanes:
«Si les Évangiles sont des livres comme d’autres, écrit Renan, j’ai eu raison de les traiter de la même manière que l’helléniste, l’arabisant et l’indianiste traitent les documents légendaires qu’ils étudient. La critique ne connaît pas de textes infaillibles: son premier principe est d’admettre dans le texte qu’elle étudie la possibilité d’une erreur.»
L’absence de liberté tue l’esprit critique. C’est ce qui explique la grande supériorité des exégètes et historiens protestants sur leurs collègues catholiques, car ces derniers ne disposent que d’une liberté surveillée. Pour Renan, l’historien catholique raisonne trop souvent en théologien. Il est prisonnier des dogmes de son église et se trouve dès lors enfermé dans un système qui l’empêche de faire véritablement œuvre d’historien.
«Il est une chose, écrit Renan, qu’un théologien ne saurait jamais être, je veux dire historien. L’histoire est essentiellement désintéressée… Le théologien a un intérêt, c’est son dogme: réduisez ce dogme autant que vous voudrez, il est encore pour le critique d’un poids insupportable.
«Le théologien orthodoxe peut être comparé à un oiseau en cage: tout mouvement propre lui est interdit.»
Renan, on le voit, reste complètement étranger à la notion de théologie de l’histoire chère à Bossuet. En rejetant catégoriquement le surnaturel, on peut dire que la philosophie de Renan fut exactement l’inverse de celle de Bossuet.

Rejet du surnaturel au nom de l’expérience et de la raison

Renan peut être considéré comme un tenant du rationalisme expérimental dont la démarche s’inspire à la fois des philosophes du xviiie siècle et des grands naturalistes du xixe siècle.
«Est-ce par l’hypothèse a priori que je me suis ainsi formulé les choses? écrit Renan. Non, c’est par l’expérimentation universelle de la vie, c’est en poussant ma pensée dans toutes les directions… J’ai la conscience que j’ai tout pris de l’expérience.»
C’est pourquoi, l’historien ou le philosophe positiviste est conduit logiquement à rejeter le miracle, le surnaturel:
«Nous repoussons le surnaturel, écrit Renan, par la même raison qui nous fait repousser l’existence des centaures et des hippogriffes: cette raison, c’est qu’on n’en a jamais vu. La question du surnaturel est pour nous tranchée avec une entière certitude par cette seule raison qu’il n’y a pas lieu de croire à une chose dont le monde n’offre aucune trace expérimentale. Nous ne croyons pas au miracle comme nous ne croyons pas aux revenants, au diable, à la sorcellerie, à l’astrologie…»
De même, on peut considérer la leçon d’ouverture que Renan donna au Collège de France le 21 février 1862 comme un manifeste du positivisme.
Lorsqu’on parle d’expérience, on pense presque toujours à celle des autres, à celle des générations précédentes. Mais l’expérience personnelle peut également avoir une grande importance. Ainsi, ce sont les troubles, l’anarchie et les utopies de 1848 qui ont inspiré à Renan sa peur instinctive des désordres de la rue et son mépris du socialisme. De même, son horreur du despotisme et sa grande méfiance du suffrage universel sont nées du coup d’État du 2 décembre 1851.

Évolution, devenir, relativisme

La loi de l’univers, comme l’ont montré Lamarck et Darwin, est celle de l’évolution continue:
«Un éternel fieri, une métamorphose sans fin me semblait la loi du monde. La nature m’apparaissait comme un ensemble où la création particulière n’a point de place et où, par conséquent, tout se transforme.»
La loi de l’évolution se vérifie tous les jours et dans tous les domaines: «tous les produits de l’humanité» comme les langues, les littératures, les législations, les formes sociales, en donnent une preuve quotidienne. Rien n’est donc stable dans la nature. La vérité absolue fixée une fois pour toutes dans une formule ou un dogme, n’est qu’une pure utopie.

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Ernest Renan
 

Extraits du livre
 

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